Habitante de Randogne, Carole Bonvin enseigne depuis bientôt quarante ans. Elle est actuellement institutrice à Crans-Montana, auprès des 1-2 H. Constatant l’évolution de l’éducation des enfants, confrontés notamment aux écrans et à la violence, elle plaide pour la transmission de valeurs essentielles et le retour de la créativité, dans un cadre sécurisant.

Un témoignage à retrouver dans notre journal de secteur Ren’Contrée-Vous.

Carole, quel est ton parcours d’enseignante ?

J’enseigne depuis 1985. J’avais commencé par un apprentissage à la Migros. Mais depuis l’âge de 6 ans, j’ai toujours voulu être maitresse d’école, dans le but au départ d’apprendre à lire aux enfants. J’ai atterri à l’école La Salésienne à Genève, car les religieuses recherchaient quelqu’un, et ma mère avait rencontré l’une des sœurs dans le train. C’est ainsi que je suis allée là-bas, sans aucune formation, si ce n’est d’avoir été de multiples fois avec des enfants, responsable de camps, etc.

J’ai donc commencé avec les sœurs de la Salésienne [ordre religieux lié à la spiritualité de saint Jean Bosco, ndlr] qui m’ont accompagnée dans mon métier d’enseignante. J’ai aussi travaillé par correspondance pour avoir mon diplôme. Je suis restée à la Salésienne pendant 13 ans, puis c’est mon mari qui m’en a «enlevée». Je suis arrivée en Valais, et je n’ai pas enseigné tout de suite car il n’y avait pas de possibilité pour moi. Je devais faire une formation complémentaire. J’ai d’abord fait des remplacements.

J’enseigne au Pavillon Genevois, à Crans-Montana, depuis 2007, chez les 1-2H, donc des enfants entre 4 et 6 ans. D’ici deux ans, en principe, ce sera l’âge de la retraite. J’ai vu passer beaucoup de générations d’enfants !

Carole Bonvin dans sa classe, au Pavillon Genevois de Crans-Montana.

Qu’est ce qui a changé entre les enfants d’aujourd’hui et ceux d’autrefois ?

Ce qui est étrange, quand je travaillais à la Salésienne, c’est que je m’occupais de 35 enfants, et j’étais seule. Je partais toute seule en forêt avec eux pour faire des promenades ! On n’imagine plus cela aujourd’hui, en raison de la sécurité, des assurances, etc. À Crans-Montana, on est encore privilégiés, mais dans l’ensemble, les enfants sont moins volontaires, moins disciplinés, beaucoup plus fragiles émotionnellement, moins débrouillards. En revanche, ils disent beaucoup plus ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent. Ils travaillent beaucoup plus sur les émotions. Certes, on doit passer par cette approche-là dans le but du bien-être de l’enfant, mais je trouve que l’on axe énormément sur l’émotionnel. Ça en fait des enfants plus fragiles.

D’où cela vient-il ?

L’influence de la société est très importante. On parle énormément de ses émotions. Je ne dis pas qu’il ne faut pas en parler, mais je trouve que l’on s’y attarde trop. Les parents ont tendance à se reposer sur ce que ressent leur enfant. Or il faut aller de l’avant, on ne doit pas en rester là. Oui, tu constates que tu es triste, que tu es fâché à ce moment-là… Mais tu ne peux pas en rester là, tu dois avancer. J’essaie vraiment de faire avancer les enfants, et de leur donner un cadre. Je m’appuie toujours sur les deux mots de Don Bosco, car j’ai été formée à son école: amour et fermeté. Ce sont vraiment pour moi les deux mots-clés de l’éducation des enfants à l’école.

La fermeté va de pair avec l’autorité. Comment parviens-tu à l’exercer ?

Mettre un cadre est très important. Avec moi, les enfants savent ce qu’ils ont le droit de faire ou non. Ils savent qu’il y a un mur, et que ce mur est sécurisant. C’est toujours ce que j’enseigne aux parents. J’essaie beaucoup de travailler avec les parents. On a souvent avec eux des réunions en individuel.

« Si l’on est fluctuant, l’enfant va en profiter et il ne sera pas sécurisé. Je dis aux parents de poser aussi des règles claires à la maison. »

Carole Bonvin

À l’école, il y a une ligne blanche qui symbolise la limite entre la cour et l’extérieur. En principe, les parents doivent rester en dehors de la ligne blanche. L’enfant arrive avec son bagage émotionnel, avec son bagage de famille, et il ne laisse pas tout de l’autre côté de la ligne blanche. On tient compte de cela, mais l’enfant sait que quand il vient à l’école, il y a un cadre à respecter. Cela s’exprime dans le ton de la voix, avec des règles claires. Les enfants savent que le mur est solide. Si l’on est fluctuant, l’enfant va en profiter et il ne sera pas sécurisé. Je dis aux parents de poser aussi des règles claires à la maison. Pas beaucoup, mais des règles posées qui doivent être respectées. Si l’on fluctue, les enfants ne sont pas sécurisés. Ils ne savent pas où aller, et évidemment, ils tirent là où ils peuvent.

Les parents acceptent-ils de collaborer avec toi ?

Dans toute ma carrière, depuis 1985, j’ai eu trois-quatre parents vraiment compliqués, sinon on a toujours pu travailler main dans la main. Pour l’enfant, c’est extrêmement important de voir qu’il n’y a pas d’un côté le domaine de la maison, et de l’autre le domaine de l’école. Nous, les enseignants, essayons en même temps que les parents d’éduquer les enfants. Au niveau scolaire, bien sûr, mais à l’âge où on les a en classe, c’est aussi une éducation. Et les parents ont tendance beaucoup plus à se décharger sur nous au niveau de l’éducation.

On doit assumer éducation et instruction, en faisant aujourd’hui davantage d’éducation. Au niveau de l’autonomie par exemple : les parents, à l’heure actuelle, en font trop par rapport à leurs enfants. Or les enfants sont capables. Laissons-les faire, même s’ils se trompent. L’erreur est salutaire car cela leur permet d’avancer.

Photo d’illustration (DR)

Les écrans sont de nos jours omniprésents. Quelles conséquences de leur utilisation observes-tu chez les enfants ?

Je trouve que les écrans font des enfants qui s’ennuient vite et qui ont déjà la tête pleine d’autres choses quand ils viennent à l’école, car ils viennent de regarder la télé. Je dis souvent aux parents : pas d’écran le matin avant d’aller à l’école. Normalement, ce n’est pas d’écran du tout avant trois ans, et une demi-heure par jour maxi ensuite. Certains parents n’autorisent pas du tout d’écran pendant la semaine, et le weekend, oui.

J’ai dû dire à des parents de mettre un chronomètre. Sinon, le parent dit : «c’est l’heure», mais l’enfant réclame encore.

Les enfants sont également beaucoup plus vite frustrés. Je ne sais pas si les écrans en sont responsables. Mais l’éducation aujourd’hui fait des enfants n’ayant plus le sens de la frustration, qui est tellement importante. Ils ont tout, le plus vite possible. C’est vraiment quelque chose qui a changé, et cela fait des enfants capricieux.

Les enfants sont aussi moins disponibles, peu disponibles, voire pas disponibles à l’apprentissage. Il y a des enfants qui ne sont pas du tout attentifs en classe, et lorsqu’on enclenche la télé, ils sont là, les yeux tout de suite tournés vers l’écran. C’est impressionnant. Mais e n’est pas la majorité, heureusement.

« Trop souvent, ces écrans font office de baby-sitters, car les parents n’ont plus le temps, ou ne prennent plus le temps. »

Carole Bonvin

Certains ont la télé dans leur chambre, ou bien ont droit à la télé, à la tablette et au téléphone. Ils sont sans cesse en train de tourner autour.  Cela forme des enfants qui ne savent plus rien faire d’autre. L’imagination est moindre. Il y a des enfants très créatifs, heureusement, comme j’en ai eu cette année. D’autres vont et viennent, ne savent pas quelle activité faire… et dès qu’ils ont un téléphone en main, ils scrollent indéfiniment. C’est la bagarre avec les parents pour essayer de mettre l’accent sur ces écrans qu’il faut diminuer voire enlever. Ils n’ont pas besoin de ça.

Oui, on peut les utiliser ensemble pour chercher des renseignements. Il y a des choses utiles bien évidemment. Mais trop souvent, ces écrans font office de baby-sitters, car les parents n’ont plus le temps, ou ne prennent plus le temps.

L’enfant, à la base, a du mal à jouer seul. Grâce à l’école, plusieurs parents me disent que leur enfant arrive à rester dans sa chambre et à jouer seul : à s’inventer des histoires, et non pas recevoir tout le temps et être bombardé tout le temps. S’inventer des histoires. Ne plus en être capable, c’est cela la plaie des écrans.

Il vaut mieux proposer autre chose : un jeu de société, un bricolage, de la cuisine, une sortie… En deux mots, être ensemble. Mais je comprends aussi le recours aux écrans avec des parents qui sont fatigués, qui travaillent beaucoup, qui peuvent enfin souffler.

Un autre fléau est la pornographie, facilement accessible en ligne. Est-ce une préoccupation dans votre école ?

Au Pavillon Genevois, non, c’est davantage la violence. Prenons un Minecraft (jeu vidéo), c’est de la guerre, de la violence. «Je ne suis pas content, je t’attaque», se disent les enfants. La pornographie, il y en a moins dans notre école, même si à partir de la 5H, au centre scolaire, c’est déjà présent. Je ne sais pas dans quelle mesure on fait de la prévention. Bien sûr il y a une réunion avec la directrice, au mois de septembre, et quelqu’un vient parler des écrans, de la pornographie, de l’importance de mettre des filtres. Je ne sais pas dans quelle mesure les parents sont réceptifs. Mais les enfants vont souvent sur Youtube, où il y a des choses proposées. Ils y vont sans être conscients du danger…

Je parlerais donc plutôt de la violence gratuite : ça ne me plait pas, je te tape. Et du harcèlement : des paroles vraiment blessantes. On dit que les enfants sont innocents, et en effet, ils ne savent pas forcément ce que les termes veulent dire, mais ils savent très bien que ça fait mal, et ils vont beaucoup les utiliser. 

Photo d’illustration (DR)

Quelles valeurs cherches-tu à transmettre à tes élèves ?

J’ai énormément travaillé sur la vérité et la paix, c’était un grand challenge cette année, car il y avait beaucoup d’histoires, entre les filles en particulier. Quel est le sens de la vérité ? Je me suis trompée, j’ai fait un acte, j’ai dit une parole qui n’étaient pas bonnes, mais j’accepte. On a énormément travaillé là-dessus : la vérité et la paix. Les valeurs chrétiennes, on ne peut plus les enseigner explicitement, mais la vérité et la paix ont un sens chrétien.

Nous avons eu beaucoup de discussions sur ces sujets, et lu des livres. J’avais aussi affiché une colombe sur la fenêtre. Quand les filles rentraient de récré et que ça s’était bien passé, on fixait une partie de la colombe. C’est l’oiseau qui symbolise la paix, mais je n’ai pas parlé de religion.

Comment la foi te conduit-elle dans ta profession ?

J’essaie vraiment de m’inspirer de Don Bosco pour enseigner, car il est un grand éducateur. Et je confie souvent mes enfants et ma journée au Seigneur, pour qu’il m’aide à être à l’écoute, à leur transmettre de bonnes choses.

Oui, on parle en classe de religions, pour expliquer comment ça se passe chez les chrétiens, chez les musulmans, mais sans adhérence.

Ce qui est beau, ce sont les fenêtres catéchétiques. Il y a des moments très forts. La connaissance n’est plus là (qui est Jésus, qui sont ses parents), sauf chez deux ou trois élèves. Quand la catéchiste parle par exemple de prière silencieuse, il y a des moments très forts. Moi, ça me manque de ne pas pouvoir vraiment vivre ma foi en la partageant, comme je le faisais à la Salésienne, où il y avait la messe et la prière du matin – «Je vous Salue Marie, pleine de glace !», par une petite fille, ça me restera… Mais ça ne m’empêche pas de confier mes enfants.

Si tu pouvais demander un chose à Dieu pour l’année scolaire à venir, ce serait ?

Vivre un climat de paix, de vérité et de joie dans la classe : c’est mon souhait pour l’année à venir.

Et puis il y a un leitmotiv, un fondement, pour les enfants de 1H. Je prends toujours individuellement les parents de 1H à l’automne, pour faire un point. Le point principal, c’est : «est-ce que votre enfant est content d’aller à l’école, est-ce qu’il a la joie, l’envie d’aller à l’école, est-ce qu’il se sent bien à l’école ?». Cela vient avant toutes les connaissances. Si la réponse est non, alors il y a un problème, et il faut faire un travail.